La poésie congolaise des femmes: Tsibinda, Nene, Valette, Sathoud, Ngoy, Tol’Ande
Posted: February 15, 2016 | Author: Zócalo Poets | Filed under: French |

Marie-Léontine Tsibinda (née 1953)
Les facettes du monde
.
On t’appelle fou
connaît-on vraiment
la résonance de ce mot
.
connaît-on vraiment la force
de cette radiation
ne serais-tu pas
un ange du soir
à la distribution du bonheur
tandis que ta suite
de mouches entonnera l’hymne
d’un indescriptible matin
.
fou fol folle étoile
aux balbutiements sans fin
si triste si solitaire
aux passants aux intempéries
tu offres les parcelles de ton
corps sans protection
et la cloche endormie
sonne l’hilarité sur les visages
.
tu te causes: changeras-tu
jamais l’une des facettes du monde?
. . .
Du recueil Demain un autre jour (1987)
. . .
Amélia Nene (décédée 1996)
Fleurs de vie
.
Un frisson la frôle
De fines perles glacées glissent
Le long des tempes brûlantes
La coeur se déchire
Le corps se tend s’affaisse
Un vagissement cristallin
Envahit l’air
Fait se dérider
L’heureuse néophyte
Se laisse engourdir
Goûtant la satisfaction
D’une longue attente
Qui la sacre mère.
. . .
Le fossoyeur
.
Un mégot tiède
Accroché à son oreille gauche
Le geste vif et froid
Le fossoyeur vient d’aplanir
La dernière pelletée
Sur la tombe
Que les couronnes fleuries
Envahissent
Sous les sanglots étouffés.
. . .
Les deux poèmes ci-dessus: du recueil Fleurs de vie (1980)
. . .
Alice Valette (1938-2003)
Purification
.
Seigneur, prends possession de moi
Ta lumière dissipe les tourments
Qui ravagent mon coeur en émoi
Que ta paix devienne enchantement
.
Brûle, coeur sensible et plein d’ardeur
Dans le feu sacré des mystères
Que s’accomplisse avec ferveur
Le sacrifice salutaire.
.
Après la purification
Qui rend à l’âme son allégresse
Sur les cendres renaît sans passion
Une très belle fleur, la Sagesse.
.
(Pointe-Noire, janvier de 1985)
. . .
Les petits oiseaux
.
Qui êtes-vous, petits êtres aux coloris variés
Qui avez élu votre monde entre ciel et terre
Et qui battez l’air de vos ailes déployées
Anges déchus, démons en évolution qui errent?
.
Amis, quand vous foncez dès l’aube vers les hauteurs
Ou que vous piquiez droit dans les profonds abîmes
L’homme au regard fasciné envie votre bonheur
Et voudrait comme vous s’élancer ves les cimes
.
Livrez-vous votre précieux secret millénaire
Amis des airs qui exploitez l’immensité
Qu’avec ses bras il s’envole dans les espaces verts
Et goûte avec vous la douceur de la liberté.
.
(Pointe-Noire, juillet de 1990)
. . .
Ghislaine Nelly Huguette Sathoud (née 1969)
Soir à Banda
.
La nuit va tomber sur Banda,
Les derniers rayons du soleil
Profitent à la jeunesse
Pour l’exhibition du Manguida
C’est l’au-revoir au jour qui s’en va
Et la préparation
À l’accueil du lendemain,
Un lendemain que chacun souhaite
Porteur de bonnes promesses
Et qui apportera certainement
Un nouveau rythme de vie,
Un tam-tam résonne dans le Kongo
C’est le troisième âge qui
Se rassemble aussi au Mouatsa
.
Pour
remercier à sa manière ce que
Le jour mourant lui a apporté
Et demander au jour naissant
Quelque chose de meilleur.
. . .
Manguida = une danse locale
Kongo = un quartier
. . .
Les fourmis
.
Par centaines, par milliers
Elles passent, silencieuses,
Se heurtent les unes aux autres,
Une petite charge aussi minuscule
Qu’elles-mêmes entre les mandibules.
D’autres se dressent, également
Par centaines, par milliers
De chaque côté du couloir,
Formant une haie de soldats,
Mandibules puissantes et équipées
Dressées vers le ciel
Elles veillent, immobiles, disciplinées
À la securité des porteuses.
Est-ce des esclaves
Est-ce des ouvrières
Ces porteuses silencieuses
Jalousement gardées
Par cette puissante armée de
Fortes mandibules?
Esclaves ou ouvrières,
Elles travaillent, sans repos,
Pour le bien-être de la Société,
Pour la survie de tous,
Chacune à sa place.
. . .
Du recueil L’Ombre de Banda (1999)
. . .
Mutenke Ngoy (née 1955)
Vie
.
Ma vie
Un brouillard qui se dissipe
Au coude d’un sentier
Un soleil qui s’assoupit
Au-delà de la voûte horizontale
Une flaque d’eau se mourant
Dans le ventre d’une argile spongieuse
.
C’est le son presqu’étranglé
D’un tam-tam lointain
Glissement imperceptible
D’un esprit à l’orée du bois envoûté
La percée d’une liane solitaire
Dans les crevasses d’un tronc de cocotier…
.
Ma vie?
Un feu follet capricieux et unijambique
À travers un champ de dunes désséchées
Une source qui jaillit péniblement
Au creux d’un rocher teme et las
Une termitière qui s’enfle un matin
Dans la savane aux lions grognards
.
Ma vie
C’est le baume d’une fleur qui s’éclot
Pointant fièrement son cou fragile
Hors d’un bosquet épineux étouffant
Chant d’un ruisseau monocorde écumeux
Serpentant en cascades la pente d’une colline
Abandonnée…
.
Ma vie…C’est le grand néant obscur
Qui veut être la grande lumière de ce qui est
Vrai…

Beatrice Wanjiku (born 1978, Kenya)_The Sentiment of the Flesh 4_acrylic on canvas_2015
Pilier de mon être
.
Il n’est que l’aube
Cette aube aux lueurs rouges violacées
Peuplée des derniers esprits de la nuit
Le gazouillis des oiseaux me réveille
Et donne vie à tout ce qui vit doucement
Laisse-moi déjà te chanter et mêler ma voic
Aux roucoulements des tourtereaux
Laisse-moi m’imprégner de toi
Comme d’une eau bénite…
.
L’aube…laisse-moi murmurer ton nom
Mélodie enchanteresse qui délie ma langue
Et chasse en ce jour nouveau
Les visions cauchemardesques qui ont troublé
Cette nuit
Et tu resteras mon seul rêve…
.
Il est midi
Du haut de sa voûte le soleil radieux
Surveille les activités des hommes
Les parfums exquis montent des foyers unis
Les arbres de nos forêts tendent vers le ciel
Leurs bras que chauffe ce brasier doux
Comme un amour naissant
.
Laisse-moi te déguster comme un sucre fin
Fonds en moi pour assaisonner cette vie
Que je te berce comme un candide enfant
Dans la chaleur de mes seins fiers et dressés
Viens résider dans le fond de mes pensées
Et elles seront toutes pour toi seul
.
Enfin le soir
Le crépuscule vaporise dans l’air
L’arôme de ses aisselles d’amour
La brise fraîche tire du bois
Un murmure symphonique mélancolique
Bientôt ce sera encore la nuit
Avec la lune dans sa robe de noces
Laisse-moi alors me taire dans ce silence
Sentir ta sève monter dans mes jeunes pétales
Laisse-moi vivre en moi comme moi en toi
Tu es le battement qui propulse en cadence
Le sang rouge sang de mon existence
Je veux de toi mourir et ressusciter
Pilier de mon âme…
. . .
Caresses
.
Sentir tes mains m’effleurer
Et m’envahir de passion silencieuse
.
…Je voudrais tant…
.
Frémir de volupté comme une gazelle séduite
Sous tes caresses souples savantes pénétrantes
Comme une onde sournoise entre les rochers
De mes cuisses nues et puissantes
Mais hélas…
.
Je voudrais tant être ces objets
Familiers qui font ta quotidienne vie
Microscope seringue éprouvette
Pour être palpée piquée pénétrée
À longueur de journée et de nuit
Par l’adresse fantastique de tes mains
Tes muscles d’ébène
Mais tu es si loin…
.
Être cette malade éternelle alitée
Qui lit la douceur de tes yeux
Véritable brasier qui incendie mon esprit
Et déroute mes pensées en de brûlants désirs
…Je voudrais tant…
.
Si tu pouvais faire de ma peau basanée
Cette blouse immaculée que tu enfiles au matin
Et avoir la certitude d’être toujours
Enveloppée sur ton corps comme du velours
Mais hélas…
. . .
Les trois poèmes ci-dessus: du recueil Ventouses et passions
. . .
Elisabeth Françoise Mweya Tol’Ande
(née 1948)
Tu m’as regardée
.
Tu m’as regardée
Et ton regard plein d’amour
A souri
Dans le mien
.
Tu m’as tenu
Ton bras
Ton bras droit
Comblé de promesses
.
Et ton regard s’est fondu
Dans mon regard
Et tes bras m’ont enveloppée
D’un long pagne d’espoirs
. . .
Le Pardon
.
J’ai regardé mon visage
Dans le bleu aquarelle de tes yeux.
Souvent, les soirs, j’ai lu
Ma destinée entre les lignes de tes mains
.
Et puis un temps je suis partie
Sans laisser de traces
.
Tu m’as cherchée
Partout
Sans me retrouver
Puisque je me dérobais à ton regard.
.
Pourtant ce soir je reviens
Émue et saisie de crainte
Parce que pendant longtemps
Je fus absente dans tes yeux
.
Mon ami
Présente-moi tes deux mains.
Pose sur moi ton regard infini
Livre-moi ton coeur
.
Que j’y lise l’immense pardon.
. . .
La nuit est venue
.
La nuit est venue,
plus tôt que je ne l’attendais
Ah! je savais qu’elle viendrait
Et je t’attendais
Avec son froid terrible
Qui mord dans l’âme.
.
Mais trop vite elle est venue.
Elle est venue exprès
Pour que j’aie froid
Dans mon corps et dans l’âme
.
Pour que les gens chuchotent
À mon passage,
Des mots qui naissent
Du grand messonge
Qui dort en eux.

Beatrice Wanjiku (born 1978, Kenya)_Untitled_from the Yellow series_mixed media on canvas
Cris perdus
.
Ce soir
Le souvenir du sang sur l’eau
Le sang rouge et gras de mes frères
Le souvenir des corps délaissés
Sur la place déserte
À la faim des chacals et des aigles
Le souvenir des enfants égarés sur la berge
Encore rouge du sang frais des innocents
Le souvenir d’un petit être jeté
Comme un paquet
Dans le fleuve aux remous écarlates
Le souvenir du couteau qui s’enfonce
Dans la gorge de cette jeune fille ma soeur
Le souvenir des combats sanglants
Des cris de panique, du choc des corps
.
et des armes
Des pleurs dont retentissent forêts et plaines
Des clameurs d’un village pris au dépourvu
Le souvenir des résistances vaines
de jeunes filles
Que l’on viole…
.
Ce soir
Que de souvenirs
Renaissent dans ma mémoire.
. . .
Les quatre poèmes ci-dessus: du recueil Remous des feuilles
. . .
Sources:
Nouvelle Anthologie de la Littérature Congolaise: Jean-Baptiste Tati Loutard et Phillipe Makita (Éditions Hatier International, Paris, 2003)
Poète, ton silence est crime: Panorama de la poésie congolaise de langue française (Congo-Kinshasa): Antoine Tshitungu Kongolo (L’Harmattan, 2002)
. . . . .
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